Avec ces subterfuges en pagaille déployés pour nous polluer, on ne s’étonnera pas que l’étude réalisée par Dar Meshi, qui a été publiée par le Journal of Behavorial Addictions début 2019, ait conclu que la fréquentation excessive des réseaux sociaux altérait la prise de décision chez les individus comme le fait la consommation de drogue, type opioïdes, cocaïne ou amphétamines. Elle constitue donc un problème de santé publique à part entière. En attendant que Mark Zuckerberg et ses petits camarades prennent véritablement leurs responsabilités (même si des cellules dédiées existent déjà au sein des médias sociaux et proposent de menues améliorations pour rendre leurs interfaces moins ensorcelantes, comme cette fonctionnalité qui envoie un avertissement en cas de dépassement d’une durée de connexion déterminée au préalable), nous ne disposons que de petites brindilles pour colmater les larges brèches qu’ils génèrent dans notre libre arbitre : on peut ainsi envisager d’enlever toutes les applis ayant trait aux réseaux sociaux sur son portable ou de basculer son écran en noir et blanc, les professionnels du marketing ont en effet compris depuis une éternité le pouvoir de séduction des couleurs ! On peut aussi se tourner vers Facebook Demetricator, qui dissimule toutes les statistiques qui concernent Facebook, tel que le nombre d’amis ou de likes, ou Space, qui retarde l’ouverture des applis des réseaux sociaux. Et c’est basique, simple, comme dirait notre ami rappeur Orelsan, mais il faut éviter de se servir de son téléphone comme réveil, sinon le premier automatisme au saut du lit est évidemment de se ruer sur ses réseaux sociaux. Ces petites manœuvres d’évitement ont en tout cas fonctionné pour Mounir Mahjoubi, l’ex-secrétaire d’État au numérique qui a avoué dans une interview à 20 minutes avoir été « complètement hypnotisé par les alertes permanentes ». Pour éviter ce syndrome auquel il avait donc été confronté personnellement, celui qui occupe aujourd’hui le siège de député de Paris avait également souhaité que les réseaux sociaux déploient un système d’alerte comparable, par exemple, à celui de la Française des Jeux qui s’engage à travers diverses mesures pour « une pratique modérée des jeux d’argent ». On ignore si Cédric O., qui lui a succédé le 1er avril dernier à son poste et que l’on surnomme « Samsung » ou « l’homme qui murmure à l’oreille des GAFA », se sent aussi concerné par cette bataille à mener…
Drogués aux pouces et aux cœurs
comment les notifications stimulent nos hormones, Nous sommes donc piégés à nos dépens dans un cycle continu qui peut ne jamais avoir de fin, sauf si l’on décide courageusement de s’en extraire.
Mais nos Machiavel modernes ont d’autres flèches dans leurs carquois pour nous amener à succomber aux attraits empoisonnés des réseaux sociaux. Le pull to refresh, geste qui consiste, lorsque l’on est sur Facebook, Instagram ou Twitter, par exemple, à faire coulisser sur son écran son pouce ou son index du haut vers le bas pour rafraîchir son fil d’actualité, provoque ainsi dans notre organisme une sécrétion de dopamine, l’hormone du bonheur. On s’accoutume à cette sensation brève mais intense jusqu’à ne plus pouvoir s’en passer et à se muer en sorte de toxicomanes. Ce qu’admet sans détour Loren Brichter, issu de l’écurie Twitter, qui a mis au point cette fonctionnalité en 2009. « Tirer pour actualiser est addictif. Twitter est addictif. Ce ne sont pas de bonnes choses. Quand je travaillais dessus, je n’étais pas assez mature pour y réfléchir. Je ne dis pas que je suis mature maintenant, mais je le suis un peu plus, et je regrette les inconvénients », a-t-il révélé au Guardian en 2017, indiquant dans le même article : « J’ai passé de nombreuses heures, des semaines, des mois et des années, à me demander si une des choses que j’avais faites avait eu un impact positif net sur la société ou sur l’humanité… ».
Tristan Harris, auprès duquel s’implique aujourd’hui Loren Brichter au sein du Center for Human Technology, compare ce pull to refresh au mouvement qui consiste à baisser le bras articulé des bandits manchots dans un casino. Parmi l’arsenal pléthorique des armes fatales qu’alignent nos médias sociaux, il y a aussi évidemment les fameuses notifications qui nous assaillent en masse (nous en recevons parfois plusieurs centaines, voire plusieurs milliers chaque jour), des stimuli sous forme de vibrations, de sonneries ou encore d’alertes visuelles qui signalent que nous avons un nouveau « j’aime », ou « j’adore », une demande d’ami, un événement prévu ou encore une mise à jour. Sans que nous le réalisions, elles
accaparent notre ouïe, notre vue et notre toucher comme peuvent le faire une sirène ou des lumières puissantes qui clignotent. Quelle que soit l’activité que l’on fait à ce moment-là, on y est nettement moins investi…
Des parasites qui rongent notre concentration
Les chercheurs en neurosciences ont mis en évidence le fait que ces notifications mobilisaient notre cortex sensoriel, zone du cerveau qui assimile les informations que reçoit notre corps par nos sens et notre lobe pariétal, situé non loin, où sont traitées les impulsions nerveuses.
Contrairement à l’idée reçue, le cerveau étant assez peu multitâches, – excepté chez de très rares individus, les supertaskers, qui représentent moins de 3 % de la population totale – mieux vaut ne pas être au même instant en train de couper du bois avec une scie électrique ou d’opérer un patient à cœur ouvert. Sinon, gare au scénario de film d’horreur. Et comme le magique refresh cité précédemment, ces signaux émis lors de l’arrivée de commentaires, de « likes », « loves » sur Facebook et de cœurs sur Instagram, offrent des micro-shoots de plaisir auxquels on a très vite fait de prendre goût. Le cerveau s’habituant à avoir ces mini-extases narcissiques, il nous faut ensuite, comme dans le cas des autres paradis artificiels, augmenter peu à peu la dose pour atteindre le nirvana. D’où cette course à la visibilité à laquelle beaucoup d’entre nous se livrent sur les réseaux sociaux, jusqu’à devenir un peu dingos à force d’être dans l’attente de ces gratifications et d’être placés perpétuellement en état de surexcitation émotionnelle. En 2012, les travaux de Michelle Drouin et Daniel Miller, psychologues à l’Université de l’Indiana à Fort Wayne, nous ont livré une étonnante statistique : 89 % des étudiants américains sont plus ou moins souvent victimes de
« vibrations fantômes ». Ils ressentent des impulsions venues de leur téléphone qui n’existent pas ! Et une proportion presque aussi conséquente d’usagers (86 %) checkent « constamment » leurs réseaux sociaux afin de vérifier s’ils ont de nouvelles notifications ou pas. De quoi casser complètement le rythme de nos journées !
Des adeptes (culottés) de la pédagogie débranchée
Pour l’anecdote, les cadres supérieurs toujours en poste dans les grandes firmes de la Silicon Valley, ceux là mêmes qui imaginent ces applis et réseaux addictifs, sont extrêmement nombreux à inscrire leur progéniture à la Waldorf School of Peninsula, un établissement situé près de San Francisco où les tables et les tableaux sont encore en bois, les travaux manuels omniprésents et les ordinateurs et smartphones interdits car on les y considère comme des entraves à la créativité, aux relations et interactions sociales, aux capacités d’attention et de mouvement. Le corps enseignant y conseille aux familles des écoliers de réduire, voire de prohiber l’usage des écrans à la maison. « Il y a bien sûr la conviction, étayée par de nombreuses études, que la technologie n’améliore pas, ou pas beaucoup, le niveau des élèves. Mais le facteur-clé qui justifie cet ostracisme est la conviction qu’ont les parents que non seulement la technologie n’est pas utile en classe, mais divertit les élèves, les détourne du savoir. Celui qui va sur Internet […] rentre dans une entreprise de distraction, au sens premier du terme, qui est celui du détournement. Au bout de quelques minutes, il a toutes les chances de se retrouver à faire autre chose que de la recherche […] Les concepteurs des machines que sont Google, l’iPad ou encore eBay sont parfaitement conscients du phénomène d’addiction qu’ils créent et veulent en préserver leurs enfants.
C’est d’un cynisme génial », décrypte Thierry Klein, directeur de Speechi, sur son blog du même nom. Et nos papas et mamans, pourtant geeks jusqu’au bout des ongles, sont prêts à mettre sans modération la main au porte-monnaie pour tenir leurs bambins à l’écart des appels du grand méchant Web : pour une année passée sur les bancs de la Waldorf, les frais se montent à 25 000 dollars en primaire et 40 000 dollars au collège. Une très chère déconnexion ! Feu Steve Jobs, le patron gourou d’Apple décédé en 2011, adoptait la même attitude puisqu’il a déclaré en 2010 au New York Times que son fils, Reed, et ses filles, Erin et Eve, n’avaient jamais touché à un iPad. Son biographe Walter Isaacson a relaté au même journal que « chaque soir, Steve insistait pour dîner sur la longue table dans leur cuisine, pour discuter de livres et d’Histoire ». Même politique chez Bill Gates, dont les rejetons ont été purement et simplement privés de portables jusqu’à leur 14 ans et chez Evan Williams, auquel on doit la naissance de Twitter, chez qui les étagères débordent de livres mais où on ne trouve pas de tablette. Tous schizophréniques ? Pendant ce temps, Confucius, qui a dit: « ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse, ne l’inflige pas aux autres », se retourne dans sa tombe.
Le segment opportuniste de la détox numérique
À nouvelle pathologie, nouveaux malades. Dans le monde médiatique, certains ont reconnu avoir tellement surinvesti les réseaux sociaux qu’ils se sont mis en danger physiquement. L’écrivain Thierry Crouzet, ancien meneur d’hommes sur la Toile où il était présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, a fait en 2011 un véritable burn-out digital, avec des symptômes semblables à ceux que l’on retrouve dans les bad trips provoqués par la prise de drogues, comme des sensations d’oppression, des douleurs thoraciques, une augmentation du rythme cardiaque et des suées, au point qu’il a dû même été hospitalisé. Celui qui s’est initié depuis aux charmes de la lenteur a relaté ses excès et sa rédemption dans
J’ai débranché : comment revivre sans Internet après une overdose. « Je dois me réapproprier ma vie. Ne plus la subordonner aux messages qui déferlent sur moi », y écrit-il. Guy Birenbaum, journaliste qui fut suractif sur Twitter, s’est dépeint quant à lui dans Vous m’avez manqué : histoire d’une dépression française comme un « naufragé ». Il y disserte sur la façon dont le réseau à l’oiseau bleu l’a poussé vers la noirceur.
« L’hyperconnexion a joué un rôle dans ma dépression. Branché en permanence sur le Web, j’ai absorbé comme une éponge l’antisémitisme et la violence de l’époque. J’ai payé le prix fort. »
Afin de prendre en charge ceux qui se sentent complètement dépassés par leur usage des réseaux sociaux, à l’instar de Thierry Crouzet et de Guy Birenbaum, notre société joyeusement mercantile décline une infinité de formules de détox numérique. Des offres qui vont des applis ciblées aux palaces et établissements étoilés où nous sommes priés de laisser nos mobiles et tablettes à l’accueil, même s’il agit de l’iPhone 11 Pro Max qui nous a coûté l’équivalent d’un SMIC, en passant par les séminaires d’entreprise où l’on claironne qu’il y a de la joie en dehors de nos appareils et un vrai bénéfice à réapprendre à communiquer entre vrais gens dans la vraie vie. Nous n’avons donc que l’embarras du choix pour nous mettre sur pause. En Suède, à Göteborg, l’hôtel Bellora met ainsi à votre
disposition « The Check Out Suite », une chambre dotée d’une lampe intelligente qui mesure le temps que vous consacrez à Instagram, Facebook, YouTube, Snapchat et Twitter. Chaque minute dilapidée sur
ceux-ci fait monter l’addition de vingt couronnes. Au bout d’une demiheure par personne, votre luminaire devient rouge et l’on paie plein pot.
En résumé, moins l’on surfe, moins l’on débourse. Et votre hébergement sera même gratuit si vous faites complète abstinence (numérique, parce que pour le reste, vous êtes libre de vos mouvements).
Si ces initiatives sont intéressantes, elles ne sont jamais qu’un business fructueux qui capitalise sur nos failles pour répondre à un autre marché qui lui-même prospérait sur nos faiblesses. Un break de quelques jours, même dans un cadre enchanteur nous éloignant de toute sollicitation connectée, a peu de chance de régler le problème puisqu’à notre retour, il est fort à parier que l’on replongera tête la première dans ce grand bain tellement sexy des réseaux sociaux. Si l’on aspire à se sevrer de cette séduction irrépressible, mieux vaut suivre un vrai protocole de soin. Les thérapies cognitivo-comportementales (TCC), qui consistent, par l’apprentissage, à remplacer des pratiques toxiques telles que le recours frénétique aux réseaux sociaux par des habitudes moins aliénantes, sont indiquées. Et si ce phénomène prend encore plus d’ampleur à l’avenir, la France se dotera peut-être un jour à l’image du Brésil, des États-Unis ou du Japon de cliniques spécialisées. À Rio de Janeiro, dans un pays où 77 % des habitants sont adeptes des réseaux sociaux, un pool de spécialistes de l’Université fédérale de la ville a fondé, sous la houlette d’Anna Lucia Spear King, psychologue justement formée aux TCC, l’institut Delete qui prend en charge gratuitement les personnes souffrant de dépendance technologique. On y panse les blessures mentales mais aussi les bobos physiques : les kinés et physiothérapeutes du centre sont fréquemment amenés à soulager les traumatismes cervicaux causés par l’abus de la position inclinée, inhérent au maniement constant de notre smartphone.
Source : Les sept pechés capitaux des réseaux sociaux , Bénédicte Flye Sainte Marie