
Il n’y a pas de maîtrise à la fois plus grande et plus humble que celle que l’on exerce sur soi.
Léonard de Vinci
Léonard de Vinci était le fils illégitime d’un notaire, Ser Piero da Vinci ; et à l’époque, un bâtard était pratiquement banni des études classiques – médecine, droit, etc. – et de toutes les études supérieures. Vinci grandit dans la bourgade éponyme, près de Florence, et n’y fréquenta guère l’école. Il vagabondait dans la campagne et explorait les forêts du voisinage. Il était émerveillé par la faune et la flore incroyablement variées qu’il y trouvait, et par les formations rocheuses et chutes d’eau qui faisaient partie du paysage. Comme son père était notaire, il avait chez lui beaucoup de papier, denrée rare en ce temps-là ; Léonard en chipait régulièrement pour dessiner tout ce qu’il voyait en se promenant.

Le chemin de vie.
Il s’asseyait sur un rocher et croquait les insectes, les oiseaux et les fleurs qui le fascinaient. Il n’avait aucune instruction. Il dessinait juste ce qu’il voyait et remarqua qu’en essayant de coucher ces choses sur le papier, il devait réfléchir attentivement. Il lui fallait se focaliser sur des détails que l’œil ne remarque pas forcément. En dessinant des plantes par exemple, il relevait des différences subtiles entre les étamines des différentes variétés. Il notait par des séries de dessins la transformation de ces plantes jusqu’à l’épanouissement de la fleur. En s’appliquant méticuleusement à chaque détail, il avait des intuitions fugaces de ce qui anime ces plantes de l’intérieur, les rend uniques et vivantes. Bientôt, la pensée et le dessin fusionnèrent dans son esprit. C’est en dessinant le monde autour de lui qu’il parvenait à le comprendre.

Ses progrès en dessin étaient tels que son père songea à le mettre en apprentissage dans un des nombreux ateliers florentins. Les arts plastiques étaient un des rares domaines ouverts aux enfants illégitimes. En 1466, usant de son influence de notaire respecté à Florence, il parvint à faire signer un contrat pour son fils de 14 ans avec le grand artiste Verrochio. Pour Léonard de Vinci, c’était parfait. Verrochio était profondément influencé par l’esprit éclairé de l’époque, et ses apprentis étaient formés avec un sérieux scientifique. Par exemple, des personnages moulés en plâtre étaient installés dans l’atelier et on les habillait de différents tissus. Les apprentis devaient apprendre à se concentrer intensément, et à reproduire de façon réaliste les creux et les ombres du drapé. C’était un mode d’apprentissage qui convenait à merveille au jeune Léonard : Verrochio ne tarda pas à s’apercevoir que son jeune apprenti avait un œil infaillible
En 1472, Léonard était l’un des principaux assistants de Verrochio ; il intervenait sur de vastes tableaux et y prenait de véritables responsabilités. Dans Le baptême du Christ, Verrochio confia à Léonard de Vinci la peinture des deux anges placés sur les côtés : c’est l’exemple le plus ancien que nous avons de son talent. Devant le résultat, Verrochio fut abasourdi. Le visage de l’ange était d’une qualité qu’il n’avait jamais vue : on l’aurait dit éclairé de l’intérieur. Son expression était étonnamment réelle et vivante.
Ce qui frisait la magie aux yeux de Verrochio a été révélé dernièrement par une analyse aux rayons X. Les couches de peinture appliquées par Léonard étaient exceptionnellement fines, chaque coup de pinceau était invisible. Il avait superposé de nombreuses couches, chacune à peine plus foncée que la précédente. En travaillant de cette façon et en essayant différents pigments, il avait appris tout seul à rendre les contours délicats de la peau. Grâce à la finesse de ses couches de peinture, la lumière sur la toile semblait traverser le visage de l’ange et l’illuminer du dedans.
Cela prouvait qu’en six ans de travail dans l’atelier, il avait étudié méthodiquement les différentes peintures et mis au point ce style de peinture par couches qui rendait tout si délicat et frémissant, et donnait de la texture et de la profondeur. Il avait aussi dû passer beaucoup de temps à étudier la composition de la chair humaine. Cela prouvait l’incroyable patience de Léonard qui mettait sans doute beaucoup d’amour dans ce travail si minutieux.

Quelques années plus tard, après avoir quitté l’atelier de Verrochio et acquis une réputation personnelle en qualité d’artiste, Léonard de Vinci développa une philosophie qui allait le guider dans son art et, plus tard, dans son travail scientifique également. Il remarqua que les autres artistes commençaient normalement avec une image générale de ce qu’ils voulaient peindre, une œuvre saisissante ou spirituelle. Mais son esprit à lui fonctionnait de façon différente. Il commençait par une étude minutieuse des détails : les différentes formes de nez, les expressions possibles de la bouche pour indiquer l’humeur, les veines de la main, l’écorce d’un tronc d’arbre noueux. Les détails le fascinaient. Il était convaincu qu’en se focalisant sur les détails et en les comprenant, il serrait au plus près le secret de la vie, le travail du Créateur qui insuffle sa présence en tout être vivant et toute forme de matière. Les os de la main et le dessin des lèvres l’inspiraient autant qu’une image religieuse. Pour lui, la peinture consistait à rendre la force de vie animant chaque chose. Ce faisant, il pensait être capable de créer des œuvres plus émouvantes et viscérales. Dans le cadre de cette quête, il inventa une série d’exercices qu’il s’astreignit à pratiquer avec une incroyable rigueur.
Pendant la journée, il faisait d’interminables promenades dans la ville et la campagne ; il observait tous les détails du monde visible. Dans le moindre objet familier, il s’obligeait à remarquer chaque fois quelque chose de nouveau. La nuit, avant de s’endormir, il repassait dans son esprit tous ces objets et détails et les gravait dans sa mémoire. Il était obsédé par l’essence du visage humain dans toute sa somptueuse diversité. Dans ce but, il fréquentait les endroits les plus étranges : les maisons de débauche, les estaminets, les prisons, les hôpitaux, les chapelles latérales des églises, les fêtes à la campagne. Son carnet toujours à la main, il notait une variété incroyable de visages grimaçants, rieurs, douloureux, bienheureux ou lascifs. Il suivait dans la rue les gens dont le visage avait quelque chose de nouveau pour lui, fût-ce une difformité, et les croquait en marchant. Sur la même feuille de papier, il traçait le profil de dizaines de nez différents. Il semblait s’intéresser particulièrement aux lèvres qu’il trouvait aussi expressives que les yeux. Il répétait tous ces exercices à différentes heures du jour, pour saisir les changements de lumière sur les visages.
Pour son célèbre tableau La dernière cène, son mécène, le duc de Milan, s’impatienta car Léonard de Vinci mettait un temps considérable à l’achever. Il ne lui restait qu’à peindre le visage de Judas, mais l’artiste n’arrivait pas à dénicher le modèle idéal. Il explorait les pires quartiers de Milan afin d’y découvrir l’expression parfaitement odieuse digne de représenter Judas, mais la chance n’était pas avec lui. Le duc accepta cette explication, et Vinci finit par trouver le modèle qu’il cherchait.
La force de la rigueur
Il s’appliquait avec la même rigueur à rendre les corps en mouvement. Selon sa philosophie personnelle, la vie se caractérise par un mouvement continuel, un changement constant. L’artiste doit être capable de rendre sur une image fixe une impression dynamique de mouvement. Depuis son enfance, il était obsédé par le mouvement des eaux, et il excellait à peindre les cascades et autres chutes d’eau. Quant à ses personnages, il pouvait passer des heures dans la rue à regarder passer les piétons. Il esquissait en quelques traits leur silhouette et saisissait leurs mouvements en les décomposant. Il dessinait à une vitesse incroyable. De retour chez lui, il remplissait les blancs. Il s’entraînait à suivre le mouvement en général, il avait inventé toute une série d’exercices. Il écrivait par exemple sur un de ses carnets : « Demain, faire quelques silhouettes en carton de plusieurs formes, et les jeter en l’air depuis la terrasse ; puis dessiner les mouvements que chacune fait aux différents niveaux de sa chute. » Sa soif de toucher le cœur de la vie en explorant les détails le conduisit à des recherches poussées sur l’anatomie de l’homme et de l’animal. Il voulait être capable de dessiner un homme ou un chat comme de l’intérieur. Il disséqua personnellement des cadavres, scia des os et des crânes et assista avec la plus grande attention à des autopsies, pour voir d’aussi près que possible la structure des muscles et des nerfs. Ses croquis anatomiques étaient très en avance sur son époque pour leur réalisme et leur précision.
Aux yeux des autres artistes, Léonard de Vinci était fou de se polariser à ce point sur des détails mais, dans les quelques tableaux qu’il acheva, le résultat de cette formation rigoureuse saute aux yeux. Par rapport aux œuvres de l’époque, les paysages à l’arrière-plan de ses peintures semblent bouillonner de vie. Chaque fleur, chaque branche, chaque feuille et chaque pierre sont reconstituées de façon intensément détaillée. Mais ces paysages ne servaient pas seulement de décor. Grâce à un effet appelé sfumato typique de son œuvre, il estompait certaines parties de l’arrière-plan au point que celui-ci se fondait dans le premier plan, avec un effet onirique. En effet, toutes les formes de vie sont d’après lui liées entre elles et, à un certain niveau, fusionnées.
Les visages des femmes qu’il peignait avaient un effet profond sur le public, les hommes notamment ; certains en tombaient amoureux. Pourtant, ces personnages de scènes souvent religieuses n’étaient pas d’une sensualité évidente, mais leur sourire ambigu et le rendu merveilleux de leur peau leur conférait une puissante capacité de séduction. Léonard de Vinci lui-même entendit parler d’amateurs qui se glissaient dans les maisons où ses tableaux étaient exposés, et se livraient secrètement à des attouchements, voire des baisers sur les lèvres.
La Joconde a été endommagée par des tentatives malheureuses de nettoyage et de restauration ; cela rend difficile d’imaginer l’original dont les qualités saisissantes bouleversaient le public. On dispose heureusement d’une description faite par le critique d’art Vasari avant la première modification irréversible : « Les sourcils, épais d’un côté et fins de l’autre, sont implantés dans les pores de la peau et semblent absolument vivants. De même le nez, avec ses ravissantes narines d’un rose délicat. La forme de la bouche, dont les lèvres rouges se fondent dans la couleur chair du visage, ne paraît pas peinte mais passe pour de la chair vivante. Au creux de la gorge, un observateur attentif croit voir battre les veines. »


Longtemps après la mort de Léonard de Vinci, ses tableaux continuent à troubler le public et hanter les esprits. Dans des musées du monde entier, de nombreux gardiens ont été renvoyés à cause de leur relation bizarre et obsessionnelle avec la Joconde ; cette œuvre reste la plus vandalisée de l’histoire de l’art : une preuve qu’elle déchaîne les émotions les plus viscérales.
La méthode de Léonard de Vinci pour forger sa patience
Léonard de Vinci connaissait les dangers de l’impatience. Il avait pour devise ostinato rigore, une rigueur obstinée. Pour chaque projet dans lequel il s’engageait – à la fin de sa vie, ils se comptaient par milliers – il se répétait qu’il aborderait chacun avec la même vigueur et la même ténacité. La meilleure façon de contrer l’impatience est de se délecter – jusqu’à un certain point – dans la douleur, comme l’athlète goûte la rudesse de l’entraînement, le dépassement de ses limites et la résistance aux solutions de facilité.

Cet article est un extrait du livre “Atteindre l’excellence ” de Robert GREENE que nous vous recommandons vivement pour comprendre les étapes d’une formation pleine de sens pour une vie plus libre et joyeuse.
Atteindre l’excellence -Robert GREENE